dimanche 15 mai 2016

Arvak

Au début de sa carrière de petit royaume insulaire, l'Arvak était le genre de microcosme isolé qui avait tout pour réussir calmement, sans faire de vagues, sa petite entreprise solitaire. Une île, trois cents kilomètres du sud au nord, mille kilomètres d'est en ouest, 65 degrés de latitude nord, 160 degrés de longitude est, un gros pain dans le coin supérieur droit de la mappemonde que jamais personne ne dérangerait, dans sa bulle d'humidité atlantique à l'abri des frimas du nord.

En exploitant les gisements de guano sur les rochers de l'archipel de la Chemise Noire, qui encercle toute la façade sud de l'île principale, les premiers habitants ont pu cultiver les terres dans les vallées. Pour les observateurs étrangers, la Chemise Noire est réputée servir de mur d'enceinte empêchant tout débarquement exotique en Arvak. Il est vrai qu'elle réduit les possibilités de passage à quelques dizaines de passes étroites, et ses récifs sont dangereux. Pour autant, les quelque trente mille habitants qui demeurent après mille ans de colonisation n'ont pas assez de ressources pour les défendre, et du reste, n'ont aucun intérêt à le faire. D'autant qu'il faut compter parmi eux un bon tiers de bouffeurs de lichen, ceux qui se tiennent éloignés de la cité, et l'ignorent.

Si l'on met à part les taxes imposées aux cargos de passage, les urbains vivent des services rendus au touriste recherchant le spleen. Il y a un long parcours à faire, infiniment renouvelable, entre les villes pour la plupart à l'abandon et les campagnes fangeuses où trainent des troupes semi-nomades de bouffeurs de lichen. Le climat est stable, sans saison : ceux-là vont d'une parcelle à l'autre, semant et récoltant le blé, et reprenant leur longue marche jusqu'à revenir à leur point de départ ; si le périple est bien dosé en longueur, un cycle dure le temps que le blé lève et blondisse, et la boucle est bouclée. Sur leur chemin, ils s'arrêtent la nuit dans des tas de pierre recouverts de mousse qui leur servent d'abri. Persuadés de mener une vie bien plus saine que leurs congénères des villes, ils éructent face aux guides et aux curieux. Pousseurs de poussière, qu'ils les appellent.

Mais le touriste peut rechercher autre chose que le spleen. Le passionné d'histoire, en voyant par quelles belles routes, sous quelles belles arches on le conduit, ayant vue sur tant de belles choses au passé manifestement glorieux, ne peut que se demander comment les habitants de l'Arvak en ont pu venir à une telle arriération. Le guide lui répondra tout d'abord qu'ils ont été jusqu'à dix millions sur la grande terre, auxquels on ajoute quelques milliers de ramasseurs de guano dans la Chemise Noire, et que ces dix millions et quelques mille étaient manifestement trop pour se supporter. C'est statistiquement inéluctable : multipliez les gens, vous multiplierez les rencontres et vous multiplierez d'autant les disputes. Il suffisait que parmi ces belligérants ordinaires, on compte un roi et un prétendant, et le reste allait de soi. Ce n'est pas qu'ils aient manqué de chance, la mathématique allait dans le sens de l'auto-destruction.

Et alors ils eurent des partisans, et ces partisans se réunirent en armées ; et ils eurent la plaine de Stunk, ils eurent Innsmot et les marais du délire pour noyer les survivants. Et comme, dans toute cette froide logique, la circonstance réclamait un miracle, ils eurent enfin un événement inattendu, improbable : ils eurent un hiver.

Après deux ans dans la neige, la plupart étaient morts ou en passe de l'être et le climat retrouva sa stabilité. Le guide aime à dire que depuis lors chacun sait qu'il est bon de faire pareil, et de ne plus grandir. Qui l'écoute ? Certes pas le passionné d'histoire ; fasciné par les récits de bataille, il se souviendra des feintes de tel ou tel général, des fabuleux armements pour mener ses combats futurs une fois rentré au pays.


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